“La rémunération est un sujet hautement analytique et factuel. Pourtant, il laisse largement la place à la perception et la sensibilité”, introduit Julien Martino, DRH de transition passé par L’Oréal et Malt. Alors, s’en remettre aux outils pour détecter des écarts injustifiés semble être de prime abord une riche idée.
Ce que les outils permettent de détecter
“À l’heure actuelle, ce sont les écarts de genre qui sont les plus mesurés (encore 15% en France selon l’INSEE)”, affirme Marie-Sophie Zambeaux, autrice de Recrutement sous influence: Libérez-vous des biais cognitifs.
Suivent les effets d’âge ou de génération qui peuvent générer des a priori sur la productivité ou la progression future; l’ancienneté avec une fidélité pas – ou mal – récompensée; le diplôme; la localisation; la fonction ou le métier avec des familles historiquement moins bien payées.
Au fond, « qu’il s’agisse d’IA ou de méthodes statistiques, il est possible de mesurer l’impact de tout critère disponible sur les écarts de rémunération », relève Virgile Raingeard, CEO de Figures. Mais tous les indicateurs sont-ils réellement scrutés ?
Julien Martino nous explique ne pas nécessairement considérer tous les indicateurs : « Je ne regarde pas l’âge ni l’ancienneté en tant que tels. À 35 ans, un bac+5 possède en général 10 ans d’expérience; j’essaie de neutraliser le compteur d’années et de regarder la réalité des parcours. Deux personnes avec 10 ans d’expérience peuvent être incomparables selon ce qu’elles ont fait au préalable ».
Notons aussi qu’en France, il n’est pas possible d’intégrer les données liées à l’origine ou l’appartenance supposée, ce que déplorent nos différents intervenants qui estiment que les données chiffrées sont justement les plus à même de révéler les discriminations salariales.
« L’avantage de ces outils est qu’ils rendent visibles des inégalités, qui, autrement, restent invisibles ou attribuées à de “bons” arguments managériaux », renchérit Marie-Sophie Zambeaux.
La qualité de la donnée, le nerf de la guerre
Toujours est-il que peu importe l’outil ou le critère sélectionné, « ce qui importe, c’est la qualité de la donnée », martèle Virgile Raingeard. « Le problème, c’est que de nombreuses entreprises n’actualisent pas assez leurs données en interne et ne partagent pas toujours de la bonne data », regrette de son côté Julien Martino.
C’est d’ailleurs pour bénéficier d’une base unique de plus de 20 millions de données que Figures s’est associé à Mercer, le benchmark de référence. Julien Martino souligne également l’importance de se comparer aux bons acteurs dans son domaine. « Par exemple, chez L’Oréal, on regardait la grande conso… mais aussi le luxe ».
Marie-Sophie Zambeaux insiste quant à elle sur les garde-fous côté éditeurs : « Les meilleurs benchmarks font un job matching rigoureux et utilisent des modèles ajustés (localisation, niveau, secteur) pour isoler les écarts inexpliqués. Mais la neutralité dépend aussi du paramétrage interne : des familles métiers trop larges ou l’oubli des variables biaisent les résultats. C’est tout l’enjeu du garbage in, garbage out ».
En effet, 45% des entreprises utilisent encore des moyennes sans ajuster les données (une petite minorité intègre les bonus et les actions). De plus, Virgile Raingeard met en garde : « Le benchmark reflète parfois un marché biaisé (fonctions support historiquement sous-payées vs. tech/finance). Prendre la donnée telle quelle, c’est prendre le risque de reproduire ces biais ».
Jusqu’où automatiser ?
Parce que l’automatisation neutralise un certain nombre de biais humains classiques comme l’effet de halo, les stéréotypes de genre, le syndrome du scarabée ou encore les biais d’extraordinarité, elle représente un formidable levier. « Quand j’étais chez Criteo, 95 % des décisions étaient prises automatiquement via cette matrice, et les managers – surtout les plus jeunes – étaient soulagés d’avoir un cadre commun », explique le CEO de Figures.
Toutefois, l’IA n’a pas forcément sa pertinence sur tous les sujets. « IBM applique depuis des années une matrice très simple “performance x positionnement” pour les augmentations. Elle ne nécessite aucunement l’intervention de l’intelligence artificielle ».
De son côté, Marie-Sophie Zambeaux nuance aussi l’usage de l’IA : « L’automatisation éclaire, mais l’humain décide. Une promotion est aussi un acte de reconnaissance managérial ». Acte qui repose de surcroît sur la captation de la dimension qualitative (performance réelle, potentiel futur, rareté d’un profil, engagement..).
En somme, les outils vont jusqu’à préparer des recommandations, en croisant performance, positionnement marché (au-dessus/dessous) et enveloppe budgétaire. « Mais le GO final revient au manager, parce que l’outil n’a pas tout le contexte », estime Julien Martino.
Par exemple : on retrouve deux profils identiques sur le papier, sauf que l’un est revenu après un départ (salarié boomerang). Identifié comme un talent, il a bénéficié d’une augmentation pour éviter un nouveau départ.
Alors, comment utiliser au mieux ces outils ?
a) Qualité de la donnée
Pour Julien Martino, il est urgent que les RH s’emparent davantage de la question pour mieux utiliser les outils. « Je vois encore trop de trous dans la raquette (historiques, champs non remplis). Il faut banaliser du temps pour vérifier ses données de rémunération : audits mensuels/trimestriels par HRBP, relecture croisée avec la finance/paie. Sinon, une erreur se propage en cascade ».
De même, Marie-Sophie Zambeaux estime que « beaucoup d’entreprises utilisent encore des moyennes brutes sans ajustements. Résultat : les diagnostics sont partiels, voire faux ». Une enquête WorldatWork/Trusaic (2023) montre que 45 % des entreprises utilisent encore des analyses simplistes basées uniquement sur des moyennes de salaires, sans ajustement pour l’ancienneté ou le rôle. Cela conduit à des diagnostics partiels ou erronés.
b) Paramétrage et comparabilité
Mal définir les groupes de comparaison (familles de métiers trop larges ou trop étroites) peut créer des écarts artificiels. Mercer (2023) illustre bien cet enjeu : dans ses audits européens, l’écart salarial non ajusté moyen ressort à 8,1 %, mais tombe à 2,7 % une fois les variables pertinentes neutralisées. Retenons donc que “mauvais paramétrage = mauvaises conclusions”.
A l’inverse, des résultats objectivés nourrissent les échanges avec les représentants du personnel. Ils permettent de documenter les arbitrages, d’en suivre les effets et d’ajuster.
c) Interprétation et responsabilité
Les outils détectent des écarts, mais pas nécessairement leurs causes. Par exemple, dans le cas de l’index, « deux entreprises peuvent avoir la même note pour des raisons différentes (pipeline féminin vs. plafond de verre). Sans la bonne interprétation, le plan d’action risque de passer à côté des vrais enjeux », affirme Julien Martino.
« D’où l’intérêt de former les équipes à la lecture critique et de mettre en place des comités d’équité salariale qui challengent et décident », analyse Marie-Sophie Zambeaux. Le SHRM (Society for Human Resource Management) souligne d’ailleurs que 75 % des entreprises américaines font des audits d’équité salariale, mais que leur impact dépend fortement de la capacité des RH à traduire ces résultats en actions concrètes.
d) Change management
Rien ne peut vraiment évoluer sans le concours du management. « La limite réside souvent dans la résistance des dirigeants : la paye peut être perçue comme un “pouvoir managérial”. Or, ce n’est pas un droit, mais un devoir : celui d’évaluer les compétences et performances et de s’y tenir ».
A ce titre, ce nouveau positionnement autour des questions de rémunération doit s’ancrer dans les pratiques quotidiennes des responsables. Pour Marie-Sophie Zambeaux : « Les meilleures organisations ne font pas un audit ponctuel : elles intègrent l’équité salariale à la revue annuelle et en font un tableau de bord permanent. On évite ainsi les retours en arrière ».
Cette responsabilité managériale doit démarrer dès la phase de recrutement. « Si, à l’embauche, on laisse encore trop de place à la négociation, on recrée des écarts. Un audit d’équité ne sert à rien si on continue à fabriquer des inégalités à l’entrée », conclut Virgile Raingeard.
Les outils bien paramétrés révèlent les biais, orientent les corrections et accélèrent les revues. Mais sans données propres, sans interprétation et sans courage managérial, ils ne sont que miroirs déformants. L’équité salariale naît de l’alliance entre rigueur statistique et responsabilité humaine; c’est à cette condition qu’elle devient une norme culturelle, et plus un simple exercice de conformité.
Playbook opérationnel
- Nettoyez vos données (paie/SIRH) et auditez-les chaque mois/trimestre.
- Mappez finement les jobs (titres, niveaux, tailles d’entreprise) et incluez le variable (bonus, actions).
- Choisissez un benchmark robuste (panel pertinent, méthodo transparente) et pesez les contributions (médianes, régressions, taille d’échantillon).
- Automatisez la recommandation, pas la décision : matrice performance x positionnement marché x budget, avec veto managérial argumenté.
- Formez managers & RH à la lecture critique des rapports et créez un comité d’équité salariale.
- Bouclez l’amont : encadrez la négociation à l’embauche pour ne pas recréer les écarts.
Rendez-vous visibles : tableaux de bord partagés, rituels annuels et points intermédiaires, communication stable et transparente.